La figure de l'artiste et ses modèles
Souvent
dans l'enseignement artistique on donne l'artiste pour modèle,
Fillioud, Warhol, Beuys et Duchamp sont les formes tutélaires
récurrentes. Il m'est avis qu'il est illusoire de se passer de modèle.
L'idée de l'avènement Marxiste où l'humanité sera suffisamment mature
pour vivre rationnellement n'est pas encore à l'ordre de jours. Une
posture rationnelle permettrait éventuellement de se passer de modèle
pour assumer totalement la dialectique de l'expérience. Alors en
attendant les Ecoles d'Art consomment des modèles et les dupliquent "ad
nauseam".
Ils sont contenus dans les nécessaires références du métier.
Néanmoins une autre stratégie peut être adoptée : la référence
hétérogène car le mobile de la création n'est pas l'unique propriété
des plasticiens. Ecrivains, musiciens, philosophes et mathématiciens
sont tous soumis à cette nécessité d'inventer des mondes. Ils ont tous
dévelopé des postures inventives, propices à la création.
James Joyce est exemplaire dans ces termes car son oeuvre est "le moteur de l'invention"
L'excellente préface de Richard Ellman dans son ouvrage biographique sur James Joyces édité dans la Collection Tel des éditions Gallimard décrit formidablement sa posture et son idiosyncrasie créative.
Chaque fois que je
songera ce fourneau exsangue, Shem Skrive-nitch, qui ne cesse
de coupen ma prhose pour le plaisir de sa phrase, horridieu, je déclare qu'il me casse les pieds. Pourrais parier qu'il commence sa béogreffraie avec des paillardises bourbasines.
Finnegans Wake (423).
Nous n'avons pas
fini d'apprendre à être les contemporains de James Joyce, à comprendre notre
interprète. Ce livre pénètre dans la vie de Joyce en vue de refléter l'incessante et
complexe union
des faits et de l'art. La vie d'un artiste, et particulièrement celle de Joyce,
diffère des vies ordinaires en ce que les événements y deviennent des sources
d'art, dans le moment même où ils s'imposent à son attention. Au lieu de laisser chaque
journée, poussée par la suivante, tomber dans un imprécis souvenir, il remodèle les
expériences qui l'ont modelé lui-même. Il est à la fois le prisonnier et le libérateur. A
son tour, le remodelage de l'expérience
devient une partie de sa vie, une autre de ses récurrences telles que le réveil ou le sommeil. Le biographe doit mesurer en chaque moment la participation de
l'artiste à deux processus
simultanés.
Les moments
individuels sont souvent indistincts. Mais leur évidence s'accumule avec celle des
moments distincts : de petits détails commencent à se dessiner, alors qu'ils ne
semblaient encore que se multiplier ; certains traits deviennent répétition ; une
énergie centrale paraît les susciter plus que les assembler et dans cette
énergie l'artiste et l'homme se règlent l'un sur l'autre. Au respect que dès
l'abord provoque Joyce se mêle une affection grandissante. .Il aimait se
dénigrer, et l'on pardonnera à ceux qui, tout à fait étrangère aux écrivains irlandais
de l'époque. Yeats était un aristocrate qui exigeait des distinctions entre
les hommes et Joyce ne songeait qu'à les annuler. Shaw voulait bien accepter n'importe qui pourvu
qu'il restât éloquent et Joyce prenait pour héros central un homme sans éloquence,
tout en foucades et sursauts, privé du désir que lui veut Shaw : être
emphatique ou convaincant. Joyce traite dans ses livres le thème de Tristan et Iseult que ses camarades de Dublin
rafraîchissaient paradoxalement sous les
noms irlandais plus anciens de Naisi et de Deirdre, mais l'histoire d'amour ne l'intéresse guère : son
intérêt va au mari et à sa banalité.
Terne sous tant de rapports, incapable de pêcher des poissons ou des comtesses comme Hemingway ou de passer l'éponge sur ses fautes comme Faulkner ou
de siéger dans des comités comme C. P. Snow, Bloom est l'humble vase choisi pour recueillir et transmettre sans conteste les
meilleures qualités de l'esprit. La
découverte de Joyce, si humaine qu'il eût été embarrassé de l'extraire du contexte, fut que l'ordinaire est l'extraordinaire.
Pour parvenir à cette conclusion, Joyce
dut considérer comme réunis les points de vue que d'autres avaient séparés : d'une
part que la vie est inexprimable et qu'elle doit être mise à nu, d'autre part qu'elle est ineffable et
qu'elle doit livrer son essence. La nature
peut bien être un document horrible ou une révélation secrète ; tout peut être résolu en corps brut ou en esprit et en composés mentaux. Joyce vivait entre des
antipodes et au-dessus d'eux : ses brutes offrent une merveilleuse capacité de
méditation, ses purs esprits trouvent des corps collés à eux sans remords. Lire Joyce, c'est voir la réalité rendue
sans la simplification des divisions
conventionnelles.
Un amalgame inattendu consiste chez lui à réunir la
beauté et son contraire. Quand Livia Svevo apprit que Joyce dans Finne-gans Wake faisait de sa
flottante chevelure le symbole de l'adorable rivière, la Liffey, elle fut
flattée, mais quand elle sut que dans cette rivière deux lavandières nettoyaient du
linge sale, elle éprouva du dégoût4. Pour Joyce, la juxtaposition était
simple et
naturelle. La rivière est adorable et bourbeuse ; Dublin est doux au cœur et sale ; de même, l'esprit
et le corps. En théorie, nous admettons ces
combinaisons, mais en pratique nous maintenons leurs éléments dissociés. Joyce ne le fait jamais. Quel autre héros de roman a des poux comme Stephen Dedalus ?
Mais ces poux sont des poux
baudelairiens qui s'accrochent à l'enveloppe de l'âme comme à celle du corps.
Quel autre héros défèque ou se masturbe
sous nos yeux comme Bloom ? Joyce ne nous rend pas facile l'exercice du mépris ou de l'adoration. Si
nous allons à lui avec l'idée qu'il
peut être l'apôtre de la fraternité, il nous montre des frères en violente querelle. Si nous allons à
lui pour trouver un défenseur de la
famille, il fait de son héros central un cocu. Si nous lui demandons de célébrer l'individu isolé,
il nous le montre hargneux et sans
défense en vertu de cet isolement même. Si nous attendons un porte-parole de la vie, il nous présente à la mort. L'élément qui réconcilie est l'imagination,
laquelle, par le moyen de
l'intelligence, joint les extrémités opposées de l'esprit et rend soudain
grégaires nos dissemblances supposées.
Joyce est le
porc-épic des auteurs. Ses héros sont à rebrousse-poil : le jeune
homme impossible, l'adulte passif, le barbon à whisky. Il est difficile de les aimer,
plus difficile de les admirer. Joyce le préfère ainsi. Une sympathie non équivoque serait romancée. Il dépouille l'homme de ce que nous
sommes accoutumés à respecter, puis il requiert de nous cette sympathie. Pour Joyce, comme pour Socrate, comprendre, c'est lutter
et, si possible, en humiliant. Nous
nous rapprochons de lui en franchissant
les obstacles de nos prétentions, mais en même temps il met encore notre
vaillance à l'épreuve par la difficulté de son langage. Il exige que nous nous adaptions, dans la forme
aussi bien que dans le fond, à la nouveauté de son point de vue. Ses
héros ne sont pas faciles à aimer, ses
livres ne sont pas faciles à lire. Il ne souhaite pas de nous conquérir, mais il veut que nous le conquérions. En d'autres termes, il ne nous
invite pas, mais la porte reste
ouverte. Il n'est pas aisé non plus de pénétrer dans sa vie avec l'abandon de la camaraderie. « Un
homme de peu de vertu, enclin
à l'extravagance et à l'alcoolisme5 », a-t-il dit de lui-même à C.
G. Jung, et à Louis Gillet, l'académicien français qui voulait faire son éloge : « Ne faites pas de
moi un héros. Je suis simplement
un homme moyen. » II s'entourait de gens pour la plupart inconnus : des garçons
d'hôtel, des tailleurs, des fruitiers, des portiers, des concierges, des employés de banque, et
cet ensemble était aussi
nécessaire à son tempérament que les marquis et les marquises à celui de Proust. Quand on lui
disait qu'il perdait son temps, il répondait :
« Je n'ai jamais rencontré tout à fait
étrangère aux écrivains irlandais de l'époque. Yeats était un aristocrate qui exigeait des distinctions
entre les hommes et Joyce ne songeait qu'à les annuler. Shaw voulait bien
accepter n'importe qui pourvu qu'il restât éloquent et Joyce prenait
pour héros central un homme sans éloquence,
tout en foucades et sursauts, privé du désir que lui veut Shaw : être
emphatique ou convaincant. Joyce traite dans
ses livres le thème de Tristan et Iseult
que ses camarades de Dublin rafraîchissaient paradoxalement sous les noms irlandais plus anciens de Naisi
et de Deirdre, mais l'histoire
d'amour ne l'intéresse guère : son intérêt va au mari et à sa banalité.
Il n'est pas aisé non plus de pénétrer
dans sa vie avec l'abandon de la camaraderie. « Un homme de peu de vertu, enclin à
l'extravagance et à l'alcoolisme5 », a-t-il dit de lui-même à C. G.
Jung, et à Louis Gillet, l'académicien français qui voulait faire son éloge : «
Ne faites pas de moi un héros. Je suis simplement un homme moyen. » II s'entourait
de gens pour la plupart inconnus : des garçons d'hôtel, des tailleurs, des
fruitiers, des portiers, des concierges, des employés de banque, et cet ensemble était aussi
nécessaire à son tempérament que les marquis et les marquises à celui de Proust.
Quand on lui disait qu'il
perdait son temps, il répondait : « Je n'ai jamais rencontré un raseur6
», remarque qui chez la plupart des écrivains aurait une résonance purement sentimentale. La preuve de sa sincérité est donnée par les milliers de phrases de ces amis
obscurs qu'il a recueillies pour
emplir ses livres. « Ce livre-ci, disait-il à Eugène Jolas en parlant de Finnegans Wake, a été
écrit par les gens que j'ai rencontrés ou connus7. » Son
contemporain John Synge écoutait les gens
par un trou du plancher ; Joyce les rencontrait face à face, aussi simple dans
son attitude qu'intransigeant dans son vouloir. On faisait de lui un
lion, mais il ne rugissait pas.
Si nous demandons à Joyce de chevaucher la littérature comme un colosse, il nous décevra. Aucun général
n'est venu lui présenter ses hommages, nul ne l'a appelé le Sage de
Dublin. Comme il l'indique assez lui-même,
aux yeux du monde il débuta en
mauvais garçon et finit en vieux bonhomme. Il y a bien des reproches à lui
faire : son insouciance à l'égard de l'argent, son goût de l'alcool et
d'autres traits qui manquent de majesté et de décorum.
Pourtant, comme Parsifal, nous avons à poser la question qu'il posait lui-même : « Qui est bon8 ? »
Prophétiquement, il appelait les
biographes des « biogriffes » (biografiends9), mais il leur fournissait de quoi observer leur
sujet en toutes postures en vue de le connaître. Sa passion pour la vérité, si amère qu'elle soit, est une maladie contagieuse
qu'il voudrait communiquer à ses lecteurs et admirateurs.
Pourtant, de même que la noblesse de
ses héros prend peu à peu le
pas sur leur manque de gloire, l'artiste tenace, rivé à son idée, surmonte peu à peu cette vie vagabonde et
obérée, où Joyce poursuivait
élégamment sa route. Implicitement, son œuvre offre une notion nouvelle de
grandeur, qui ne cherche pas à rayonner, mais qui creuse et parfois atteint la surface du verbe ou de l'action. Ce genre de grandeur peut se découvrir
aussi dans sa vie sous le camouflage
des faiblesses. Restreint, personnel, insouciant et en même temps
sachant tout embrasser, inflexible et grandiose,
tel est le style de la grandeur de Joyce, un style aussi ardu, mais finalement aussi fertile, que celui de
Finnegans Wake.