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beyondinfinite
24 mai 2008

La figure de l'artiste et ses modèles

Souvent dans l'enseignement artistique on donne l'artiste pour modèle, Fillioud, Warhol, Beuys et Duchamp sont les formes tutélaires récurrentes. Il m'est avis qu'il est illusoire de se passer de modèle. L'idée de l'avènement Marxiste où l'humanité sera suffisamment mature pour vivre rationnellement n'est pas encore à l'ordre de jours. Une posture rationnelle permettrait éventuellement de se passer de modèle pour assumer totalement la dialectique de l'expérience. Alors en attendant les Ecoles d'Art consomment des modèles et les dupliquent "ad nauseam".
Ils sont contenus dans les nécessaires références du métier.
Néanmoins une autre stratégie peut être adoptée : la référence hétérogène car le mobile de la création n'est pas l'unique propriété des plasticiens. Ecrivains, musiciens, philosophes et mathématiciens sont tous soumis à cette nécessité d'inventer des mondes. Ils ont tous dévelopé des postures inventives, propices à la création.

James Joyce est exemplaire dans ces termes car son oeuvre  est "le moteur de l'invention"

L'excellente préface de Richard Ellman dans son ouvrage biographique sur James Joyces édité dans la Collection Tel des éditions Gallimard décrit formidablement sa posture et son idiosyncrasie créative.


  Chaque fois que je songera ce fourneau exsangue, Shem Skrive-nitch, qui ne cesse de coupen ma prhose pour le plaisir de sa phrase, horridieu, je déclare qu'il me casse les pieds. Pourrais parier qu'il commence sa béogreffraie avec des paillardises bourbasines.

Finnegans Wake (423).

Nous n'avons pas fini d'apprendre à être les contemporains de James Joyce, à comprendre notre interprète. Ce livre pénètre dans la vie de Joyce en vue de refléter l'incessante et complexe union des faits et de l'art. La vie d'un artiste, et particulièrement celle de Joyce, diffère des vies ordinaires en ce que les événe­ments y deviennent des sources d'art, dans le moment même où ils s'imposent à son attention. Au lieu de laisser chaque journée, poussée par la suivante, tomber dans un imprécis souvenir, il remodèle les expériences qui l'ont modelé lui-même. Il est à la fois le prisonnier et le libérateur. A son tour, le remodelage de l'expérience devient une partie de sa vie, une autre de ses récurrences telles que le réveil ou le sommeil. Le biographe doit mesurer en chaque moment la participation de l'artiste à deux processus simultanés.

Les moments individuels sont souvent indistincts. Mais leur évidence s'accumule avec celle des moments distincts : de petits détails commencent à se dessiner, alors qu'ils ne semblaient encore que se multiplier ; certains traits deviennent répétition ; une énergie centrale paraît les susciter plus que les assembler et dans cette énergie l'artiste et l'homme se règlent l'un sur l'autre. Au respect que dès l'abord provoque Joyce se mêle une affection grandissante. .Il aimait se dénigrer, et l'on pardonnera à ceux qui, tout à fait étrangère aux écrivains irlandais de l'époque. Yeats était un aristocrate qui exigeait des distinctions entre les hommes et Joyce ne songeait qu'à les annuler. Shaw voulait bien accepter n'importe qui pourvu qu'il restât éloquent et Joyce prenait pour héros central un homme sans éloquence, tout en foucades et sursauts, privé du désir que lui veut Shaw : être emphatique ou convaincant. Joyce traite dans ses livres le thème de Tristan et Iseult que ses camarades de Dublin rafraîchissaient paradoxale­ment sous les noms irlandais plus anciens de Naisi et de Deirdre, mais l'histoire d'amour ne l'intéresse guère : son intérêt va au mari et à sa banalité. Terne sous tant de rapports, incapable de pêcher des poissons ou des comtesses comme Hemingway ou de passer l'éponge sur ses fautes comme Faulkner ou de siéger dans des comités comme C. P. Snow, Bloom est l'humble vase choisi pour recueillir et transmettre sans conteste les meilleures qualités de l'esprit. La découverte de Joyce, si humaine qu'il eût été embarrassé de l'extraire du contexte, fut que l'ordinaire est l'extraordinaire.

Pour parvenir à cette conclusion, Joyce dut considérer comme réunis les points de vue que d'autres avaient séparés : d'une part que la vie est inexprimable et qu'elle doit être mise à nu, d'autre part qu'elle est ineffable et qu'elle doit livrer son essence. La nature peut bien être un document horrible ou une révélation secrète ; tout peut être résolu en corps brut ou en esprit et en composés mentaux. Joyce vivait entre des antipodes et au-dessus d'eux : ses brutes offrent une merveilleuse capacité de méditation, ses purs esprits trouvent des corps collés à eux sans remords. Lire Joyce, c'est voir la réalité rendue sans la simplifica­tion des divisions conventionnelles.

Un amalgame inattendu consiste chez lui à réunir la beauté et son contraire. Quand Livia Svevo apprit que Joyce dans Finne-gans Wake faisait de sa flottante chevelure le symbole de l'adorable rivière, la Liffey, elle fut flattée, mais quand elle sut que dans cette rivière deux lavandières nettoyaient du linge sale, elle éprouva du dégoût4. Pour Joyce, la juxtaposition était simple et naturelle. La rivière est adorable et bourbeuse ; Dublin est doux au cœur et sale ; de même, l'esprit et le corps. En théorie, nous admettons ces combinaisons, mais en pratique nous mainte­nons leurs éléments dissociés. Joyce ne le fait jamais. Quel autre héros de roman a des poux comme Stephen Dedalus ? Mais ces poux sont des poux baudelairiens qui s'accrochent à l'enveloppe de l'âme comme à celle du corps. Quel autre héros défèque ou se masturbe sous nos yeux comme Bloom ? Joyce ne nous rend pas facile l'exercice du mépris ou de l'adoration. Si nous allons à lui avec l'idée qu'il peut être l'apôtre de la fraternité, il nous montre des frères en violente querelle. Si nous allons à lui pour trouver un défenseur de la famille, il fait de son héros central un cocu. Si nous lui demandons de célébrer l'individu isolé, il nous le montre hargneux et sans défense en vertu de cet isolement même. Si nous attendons un porte-parole de la vie, il nous présente à la mort. L'élément qui réconcilie est l'imagination, laquelle, par le moyen de l'intelligence, joint les extrémités opposées de l'esprit et rend soudain grégaires nos dissemblances supposées.

Joyce est le porc-épic des auteurs. Ses héros sont à rebrousse-poil : le jeune homme impossible, l'adulte passif, le barbon à whisky. Il est difficile de les aimer, plus difficile de les admirer. Joyce le préfère ainsi. Une sympathie non équivoque serait romancée. Il dépouille l'homme de ce que nous sommes accou­tumés à respecter, puis il requiert de nous cette sympathie. Pour Joyce, comme pour Socrate, comprendre, c'est lutter et, si possible, en humiliant. Nous nous rapprochons de lui en franchis­sant les obstacles de nos prétentions, mais en même temps il met encore notre vaillance à l'épreuve par la difficulté de son langage. Il exige que nous nous adaptions, dans la forme aussi bien que dans le fond, à la nouveauté de son point de vue. Ses héros ne sont pas faciles à aimer, ses livres ne sont pas faciles à lire. Il ne souhaite pas de nous conquérir, mais il veut que nous le conquérions. En d'autres termes, il ne nous invite pas, mais la porte reste ouverte. Il n'est pas aisé non plus de pénétrer dans sa vie avec l'abandon de la camaraderie. « Un homme de peu de vertu, enclin à l'extravagance et à l'alcoolisme5 », a-t-il dit de lui-même à C. G. Jung, et à Louis Gillet, l'académicien français qui voulait faire son éloge : « Ne faites pas de moi un héros. Je suis simplement un homme moyen. » II s'entourait de gens pour la plupart inconnus : des garçons d'hôtel, des tailleurs, des fruitiers, des portiers, des concierges, des employés de banque, et cet ensemble était aussi nécessaire à son tempérament que les marquis et les marquises à celui de Proust. Quand on lui disait qu'il perdait son temps, il répondait : « Je n'ai jamais rencontré tout à fait étrangère aux écrivains irlandais de l'époque. Yeats était un aristocrate qui exigeait des distinctions entre les hommes et Joyce ne songeait qu'à les annuler. Shaw voulait bien accepter n'importe qui pourvu qu'il restât éloquent et Joyce prenait pour héros central un homme sans éloquence, tout en foucades et sursauts, privé du désir que lui veut Shaw : être emphatique ou convaincant. Joyce traite dans ses livres le thème de Tristan et Iseult que ses camarades de Dublin rafraîchissaient paradoxale­ment sous les noms irlandais plus anciens de Naisi et de Deirdre, mais l'histoire d'amour ne l'intéresse guère : son intérêt va au mari et à sa banalité.

Il n'est pas aisé non plus de pénétrer dans sa vie avec l'abandon de la camaraderie. « Un homme de peu de vertu, enclin à l'extravagance et à l'alcoolisme5 », a-t-il dit de lui-même à C. G. Jung, et à Louis Gillet, l'académicien français qui voulait faire son éloge : « Ne faites pas de moi un héros. Je suis simplement un homme moyen. » II s'entourait de gens pour la plupart inconnus : des garçons d'hôtel, des tailleurs, des fruitiers, des portiers, des concierges, des employés de banque, et cet ensemble était aussi nécessaire à son tempérament que les marquis et les marquises à celui de Proust. Quand on lui disait qu'il perdait son temps, il répondait : « Je n'ai jamais rencontré un raseur6 », remarque qui chez la plupart des écrivains aurait une résonance purement sentimentale. La preuve de sa sincérité est donnée par les milliers de phrases de ces amis obscurs qu'il a recueillies pour emplir ses livres. « Ce livre-ci, disait-il à Eugène Jolas en parlant de Finnegans Wake, a été écrit par les gens que j'ai rencontrés ou connus7. » Son contemporain John Synge écoutait les gens par un trou du plancher ; Joyce les rencontrait face à face, aussi simple dans son attitude qu'intransigeant dans son vouloir. On faisait de lui un lion, mais il ne rugissait pas.

Si nous demandons à Joyce de chevaucher la littérature comme un colosse, il nous décevra. Aucun général n'est venu lui présenter ses hommages, nul ne l'a appelé le Sage de Dublin. Comme il l'indique assez lui-même, aux yeux du monde il débuta en mauvais garçon et finit en vieux bonhomme. Il y a bien des reproches à lui faire : son insouciance à l'égard de l'argent, son goût de l'alcool et d'autres traits qui manquent de majesté et de décorum. Pourtant, comme Parsifal, nous avons à poser la question qu'il posait lui-même : « Qui est bon8 ? » Prophétique­ment, il appelait les biographes des « biogriffes » (biografiends9), mais il leur fournissait de quoi observer leur sujet en toutes postures en vue de le connaître. Sa passion pour la vérité, si amère qu'elle soit, est une maladie contagieuse qu'il voudrait communiquer à ses lecteurs et admirateurs.

Pourtant, de même que la noblesse de ses héros prend peu à peu le pas sur leur manque de gloire, l'artiste tenace, rivé à son idée, surmonte peu à peu cette vie vagabonde et obérée, où Joyce poursuivait élégamment sa route. Implicitement, son œuvre offre une notion nouvelle de grandeur, qui ne cherche pas à rayonner, mais qui creuse et parfois atteint la surface du verbe ou de l'action. Ce genre de grandeur peut se découvrir aussi dans sa vie sous le camouflage des faiblesses. Restreint, personnel, insou­ciant et en même temps sachant tout embrasser, inflexible et grandiose, tel est le style de la grandeur de Joyce, un style aussi ardu, mais finalement aussi fertile, que celui de Finnegans Wake.

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