Fredric Jameson "l'altérité extraterrestre"
C'est à dire qu'il faut les mots et les concepts pour décrire les choses.
Dans le texte ci-dessous Fredric Jameson montre comment le langage est notre prochain horizon
La nature électromagnétique du langage des
extraterrestres, ou du moins de leur sensibilité, ainsi que sa connaissance du climat instable
de Sigma Draconis III, permettent à Ian de
conjecturer que les habitants de cette planète s'intéressaient de près
au passage des orages électriques, et ainsi d'affiner
sa Grande Déduction de la fonction de l'objet mystérieux eu question (il s'agit d'un baromètre). De cette
résolution découle ensuite le
problème, pour nous encore plus difficile, de la nature des cristaux, dont on
pense qu'ils sont une forme d'écriture, mais surtout la raison de l'extinction de la civilisation extraterrestre.
C'est
cette seconde énigme qui fait l'intérêt immédiat de la belle fable
mélancolique qu'est Éclipse totale, allégorique à
chaque niveau de sa « double inscription » : l'histoire
reconstituée de l'extinction pose lit question : «la même
chose [l'extinction] va-t-elle nous arriver ?" , tandis
que l'histoire de sa reconstruction pose la question allégorique bien
différente de notre capacité à comprendre la différence radicale, qu'il
s'agisse de la différence de cette civilisation extraterrestre ou de celle de
l'utopie elle-même. La première question se trouve redoublée dans l'ouvrage, car la Terre,
dont sont issus les archéologues-explorateurs, est dévastée par la guerre atomique et la famine (et malheureusement elle ne dispose pas d'ansible), ce qui met donc en
péril la survie de la race humaine
de Sigma Draconis III.
La plupart des Grandes
Déductions de la SF font l'impasse sur les dilemmes
linguistiques — qui impliquent pourtant une dimension plus gigantesque encore
que l'invention d'un autre monde, à savoir l'invention d'un autre langage, et
d'un langage non humain -, soit en omettant les
complexités des catégories linguistiques, soit en faisant apprendre l'anglais
aux extraterrestres (ainsi dans La Paille dans l'œil de Dieu) La résolution
de Ian Macauley implique une méthode assez différente et non linguistique, qui nous ramène au XIXe siècle, et aux fondamentaux
sur l'historiographie et sur les formes
proprement historiques du comprendre.
La distinction de Dilthey entre Erklàren et Verstehen, ou entre expliquer et comprendre, est ici particulièrement pertinente : deux modes de pensée qui distinguaient
les procédures des sciences dures ou
naturelles de celles des Geisteswissenschaften (terme imparfaitement traduit par «sciences humaines»). Il
s'agit d'une reprise du grand
principe de Vico — le verum factum — selon lequel ne pouvons vraiment comprendre que ce que nous avons
fait -mêmes, c'est-à-dire l'histoire
; mais non pas ce que Dieu a créé, non pas
la nature. La distinction de Dilthey complète celle de Vico en stipulant que si nous pouvons formuler des lois de
la nature (en d’autres termes, expliquer
sa dynamique et ses opérations), nous ne pouvons pas comprendre ces opérations comme nous comprenons les êtres humains, leurs actes et leurs motivations, et
même les is historiques dont ils sont
la cause.
Pourtant il y a là une
autre prémisse, qui concerne la manière dont pouvons
« comprendre » les autres. L'« empathie » {Einfiihlung), à la fin du
XIX' siècle, préciser la notion bien plus ancienne de sympathie, qui nomme et
conceptualise notre capacité à « nous mettre place
d'autrui ». D'après Dilthey, cette capacité nous vient de culturels
de lecture mais surtout de l'expressivité, qui constitue une
espèce de réceptacle dans lequel notre sympathie pour l'autre peut verser
et se cristalliser. La fascination à l'égard de la diversité des expressions
faciales et de la gestuelle n'a pas commencé avec le grand compendium
qu'en a donné Darwin, et elle n'a pas pris fin avec la de
l'émotion dite « de James-Lange » (qui pose un primat de pression
» physiologique sur son expérience vécue). Les théories les
de la communication ne sont sans nul doute que des
manières de raffiner
cette conception essentiellement humaniste des relations
interpersonnelles, qui échoue nécessairement face à la pure altérité
et au problème du radicalement extraterrestre.