Ernst Bloch, Le Principe d'Espérance, page 231
Le texte ci-dessous est fondamentale, c'est un extrait du Principe d'espérance de Ernst Bloch.
rédigé aux Etats Unis en environs des années quarante, il instaure dans le cadre de la pensée marxiste la possibilité de spéculer sur les choses à venir. Il explique comment elle sont constituantes de notre être et de notre monde car ce monde est ouvert et ce joue dans la complexité et l'avenir.
Les rêves les plus chimériques ont un rôle a jouer ....
Manifeste en faveur d'une imagination analytique et ouverte, ce texte peut fonder beaucoup de démarches spéculatives qui viendront dans les années à venir.
Alors que notre époque a fait le tour du post-modernisme, de nouveaux paradigmes à l'ouevre se développent sous nos yeux. Nous les distinguons difficilement car une complexité gigantesque se déploie rejouant le destin de l'humanité à d'autres mesures...
Un peu comme Tocqueville qui anticipera la démocratie bourgeoise, Ernst Bloch décrit les fondements philosophiques des mondes à venir.
L HOMME N’ EST PAS COMPACT.
L'existence meilleure,
c'est d'abord en pensée qu'on la mène. C'est à cette vie intérieure que se
mesure le degré de jeunesse qui anime un être, l'intensité de l'attente qui
l'habite. Cette attente refuse de s'assoupir, aussi souvent qu'elle ail été
enfouie; même chez un être désespéré elle ne se tourne pas que vers le néant.
Lorsqu'il veut se suicider, c'est encore un refuge que le malheureux espère
trouver dans le sein de la négation; c'est le repos qu'il y cherche. Même
l'espoir déçu, qui erre et traîne son tourment comme un spectre égaré, loin du
chemin du cimetière, est encore à la poursuite de ses rêves anéantis. Car il ne
périt pas par lui-même mais de sa nouvelle incarnation. Que l'on puisse ainsi voguer
en rêve, que les rêves éveillés, généralement non dissimulés, soient
possibles, révèle le grand espace réservé, dans l'homme, à une vie ouverte,
encore indéterminée. L'homme brode sur ses souhaits, est capable de le faire et
pour cela puise en soi plus de matière qu'il n'en faut, toute douteuse et
fragile que soit souvent sa qualité. Cette fermentation, ce bouillonnement qui
se produit par-dessus la conscience du devenu, est le premier corrélatif de
l'imagination utopique, corrélatif d'abord intérieur, sis en elle-même. Tout
mensonges que soient les songes les plus stupides, ils existent, ne fût-ce que
sous forme d'illusions; et n'est-il pas arrivé qu'une Vénus naisse de l'écume
agitée d'un rêve éveillé ?L'animal ne connaît rien de semblable; seul l'homme,
malgré sa lucidité plus grande, est plein d'effervescence utopique. Son
existence est, pourrait-on dire, moins compacte, alors qu'en comparaison de la
plante et de l'animal, il est beaucoup plus intensément là. Mais malgré cela,
l'existence humaine fermente plus et bien plus de choses émergent à la limite
et à la lisière supérieure de sa conscience. Car ici quelque chose est pour
ainsi dire demeuré creux; bien plus, c'est un espace vide et nouveau qui
s'ouvre. C'est en lui que voguent les rêves, et en lui que se meut le possible
qui ne pourra peut-être iamais être extérieur.
BEAUCOUP DANS LE MONDE N
EST PAS ENCORE CLOS.
Toutefois rien ne pourrait
se dérouler au-dedans, si le monde extérieur était parfaitement compact. Mais
l'existence au-dehors est tout aussi peu terminée que la vie intérieure du Moi,
qui travaille à ce monde extérieur. Aucune chose ne prendrait la forme nouvelle
commandée par le souhait si le monde était clos et ne se composait que de faits
établis, lisses, voire parfaits. Au lieu de quoi il n'est fait que de processus,
c'est-à-dire de rapports dynamiques dans lesquels le Devenu n'a pas encore
remporté sa victoire finale. Le réel est processus; celui-ci est lui-même
médiation, aux ramifications profondes, entre le présent, le passé non liquidé m
surtout le futur possible. Tout réel passe, au front de son processus, dans
la sphère du possible, et est possible tout U qui n'est encore que
partiellement conditionné, c'est-à-dire non encore déterminé parce qu'encore incomplet ou non clôturé. Il faut toutefois distinguer
le possible objectif ou simplement conforme à la connaissance, du possible
réel, le seul qui nous intéresse ici. Est objectivement possible tout ce
dont la science est en droit d'espérer, ou tout au moins de ne pas exclure la
venue, sur base de la simple connaissance partielle de ses conditions
existantes. Est par contre réellement possible tout ce dont les
conditions ne se trouvent pas encore réunies au complet dans la sphère de
l’objet lui-même; soit qu'elles aient encore à mûrir, soit surtout que des
conditions nouvelles — mais médiatisées par les conditions déjà existantes —
nécessaires à la naissance d'un réel nouveau, viennent à éclore. L'Être en mouvement,
en train de se transformer et transformable, tel qu'il apparaît dans sa
dialectique matérielle, a cette capacité ouverte de devenir, n'est pas encore
clos, aussi bien dans son fondement qu'à son horizon. De sorte que l'on peut
affirmer dès à présent : le possible réel de la Nouveauté suffisamment médiatisée,
et donc médiatisée par la voie de la dialectique matérialiste, constitue le
second corrélatif de l'imagination utopique, son corrélatif concret : situé
en dehors de la fermentation, de l'effervescence qui se produit dans la sphère
intérieure de la conscience. Aussi longtemps que la réalité n'est pas
complètement déterminée, aussi longtemps qu'elle découvre dans les germes tout
comme dans les espaces nouveaux de son expression, des possibilités non encore
accomplies, la seule réalité des faits ne peut opposer de veto absolu à
l'utopie. Elle peut faire opposition aux utopies fausses, à celles qui se
volatilisent dans l'abstraction, à celles qui sont mal médiatisées, toutefois
l'utopie concrète, elle précisément, trouve un correspondant dans l’ effectivité
du processus: le Novum médiatisé. Seule cette effectivité du
processus et non une pseudo-réalité de faits prétendument établis, qui plus
esl, réifiés, portés à l'absolu et privés de toute attache avec la vraie
réalité, peut se prononcer sur la qualité des rêves utopiques ou ne lui
reconnaître qu'une valeur de chimère. Si l'on accorde ce droit de critique à
n'importe quel réalisme des faits dans le monde extérieur, on fixe l'Existant
et le Devenu, les élevant au rang de réalité absolue. Il ressort clairement,
déjà de la réalité actuelle, elle-même objet d'une évolution considérable,
combien l'unique prise en considération de» faits est peu réaliste, que la
réalité elle-même n'a pas dit son dernier mot, qu'elle doit encore se déployer
et qu'elle confina à l'ad-venant, au bourgeonnement et à l'éclatement. L'hommo
actuel sait ce qu'il faut entendre par une telle existence limitrophe,
dépassant largement le contexte d'attente immédiul, du Devenu. Il ne croit plus
évoluer au sein d'une somme de faits établis, apparemment accomplis, et a cessé
de les considérer comme la seule et unique réalité; le néant possible du
fascisme est, d'une horrifiante façon, passé dans cette réalité, mais surtout
le socialisme, enfin praticable, enfin échu. Le moment est venu d'accueillir
une conception de la réalité différente de la notion étriquée et figée qu'en
avait la seconde moitié du xrxe siècle, différente de celle d'un
positivisme étranger au processus et de son pendant qu'était le monde sans
engagement des idéaux purement illusoires. C'est cette notion de réalité figée
qui s'est même à diverses reprises immiscée dans le marxisme, le rendant
schématique. A quoi bon parler de processus dialectique si c'est pour traiter
ensuite l'histoire comme une succession de fixa ou de « totalités »
fermées. Une telle attitude constitue pour la réalité une menace de
rétrécissement et d'appauvrissement, elle équivaut au refus de reconnaître « la
virtualité et la semence » qu'elle recèle; elle irait donc à l'encontre du
marxisme. Bien au contraire les fantasmes concrets et les œuvres plastiques
nées de leurs anticipations médiatisées, fermentent au sein du processus de la
réalité et prennent forme dans le rêve concret vers l'avant; tout élément
anticipatif est un composant de la réalité elle-même. On est donc en droit de
rattacher la volonté d'utopie à la tendance objectale, qui la confirme et
l'accueille comme sienne.