réponse 03 à Karim Berkani sur l'oeuvre et la problématique d'Alexander Grothendieck
révélateur de ce que j'ai illustré et ce qui m'a donné envie de le
faire.
Je pense que A. Grothendieck a dans un premier un rapport sensible et très
imagé avec les mathématiques.
Les idées fusent parfois dans un tout incohérent. Cet aspect devrait te
plaire : il y a du chaos dans sa façon de faire. La mise en forme de ses
théories arrive dans un second temps. Elle est plus seche car il faut rentrer
dans le moule de la cohérence. Et, c'est du travail ...
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1. En réfléchissant au rapport mathématique
et dessin, j'ai parfois l'impression d'être inconsistant car beaucoup de choses se passent dans le champ
de l'analogie. Je suis désolé de plaider dans le champ de l'analogie, mais
l'intuition articulée avec l'expérience est une forme de savoir qu'il ne faut
pas négliger. Je ne crois pas que A.Grothendieck démentirait cette assertion. Par
conséquent je continuerais en tentant de montrer un paysage intellectuel qui
prend parfois la forme d'un discours mathématique et parfois la forme d'une
posture esthétique. La Science
Il est par ailleurs illusoire de formuler une proposition esthétique avec des
outils axiomatiquement validés. C'est un discours et un partage du sensible
pour reprendre la formule de Jacques Rancière. Mais afin de me préserver des
critiques formulées par les détenteurs du savoir mathématique ou de
l'épistémologie mathématique, Je ne fais ni l'un, ni l'autre, mais je
m'intéresse à la façon dont le dessin vacille de l'ordre au chaos, comme
peuvent le faire des modèles mathématiques. Ainsi je ne peux astreindre mon
discours au moule de la rigueur mathématique pour lui conserver une liberté
poétique. C’est le discours dessiné qui emporte sa cohérence avec lui. Charge
est au spectateur d’en retrouver les
règles. C'est bien là où les mathématiques s'arrêtent et l'art commence. La
notion de cohérence en art est passionnante car une proposition emporte sa
cohérence avec elle. Ce n’est pas rationnel et cela fonctionne dès lors que
l’on regarde de plus près une œuvre. L’artiste génère sa forme et sa théorie.
C'est très inquiétant pour les rationalistes qui croient en une référence
commune et parfois universelle.
Et pourtant en physique le modèle des particules « bootstrap »
s'échangeant avec le vide quantique est une forme étrange d'auto-cohérence. Un
être existe avec une transaction dans le vide. On peut ainsi parler de
cohérence plus ou moins forte, elle peut autant s'inscrire dans le continuum du
milieu de l'art ou dans le continuum des débats esthétiques. L'urinoir
duchampien a fait exploser les cadres absolus en art propulsant l'esthétique
dans une multiplicité de postures. L'ubris a été commise et jamais plus l’Occident
ne pourra revenir sur des propositions platoniciennes en esthétique. Cette
disparition d'un paysage absolu, le beau, le vrai, la ressemblance verse l'art
dans la complexité de la pensée humaine et de nos cultures. Et pourtant tout
cela fonctionne, on continue d'enseigner l'art, non plus comme un ensemble de
modèles mais plutôt comme une suites d'expériences ou des méthodes pour créer
des fonctions ainsi chaque idiosyncrasie peut développer la posture la plus
fine égard à elle même. C'est pour cela
que j'affirme devant mes étudiants maliens "que je viens pour leur
enseigner des éléments du folklore occidental". Je ne peux plus sans
mentir affirmer une meilleure universalité à nos propositions esthétiques que
celles qui ont été produites ailleurs ou avant. La conscience critique de
fabriquer de l’esthétique ne donne pas une plus grande universalité à nos travaux.
L'humanité à produit des objets d'art sans éprouver la nécessité de leur
attribuer les propriétés dont on les dotent actuellement.
J'aimerais bien voir un objet mathématique auto cohérent ! Après cette
description je suis un peu gêné, on peut
penser que l'art n'a rien à voir avec les mathématiques. Un mathématicien peut
toujours prétendre que si il n'y a plus d'humanité, il peut y avoir encore des
mathématiques (je ne me rappelle plus du nom de cette école) cette question
reste au coeur du débat épistémologique des mathématiques. Savoir si les
mathématiques sont naturelles et faites de pensées d’homme. (Nous avons un
terme en esthétique pour désigner les images qui ne sont pas faites de main
d’homme « archéopoiète » cela sert en particulier pour commenter le
miracle de Saint Véronique, c'est-à-dire la trace du visage du Christ sur le suaire) on pourrait imaginer
l’archéopoièse d’un axiome… Le théorème
de Pythagore ou l’équivalence de la somme de deux carrés avec un autre est une
forme récurrente des mathématiques.
Est-elle une production de la nature ?
Sans humanité il n'y a plus d'art. A Grothendieck (Récoltes et Semailles,
Ouvrage inédit) pense que les mathématiques sont un discours qui aide
l'humanité à comprendre le réel, c'est aussi l'une des propriétés que notre civilisation attribue à
l'art.
Il est question de dévoilement. Le réel nous échappe alors trouvons des moyens
d'y accéder.
C'est au coeur de mes interrogations, quant on assemble des formes et des
espaces comment prennent ils leur cohérence ?
Il n'est pas question de vrai ou de faux, mais bien d'une induction de
cohérence, semblable au sentiment poétique, cette impression de dévoilement
quant un concept mathématique vient à ma conscience comme une structure claire
de description poétique.
Et ensuite on peut résoudre l'ensemble pour le glisser délicatement dans une
formulation étayée par les structures de la raison.
En conclusion, l'artiste a le droit de s'approprier des domaines qui ne sont
pas les siens et d'acquérir les concepts pour décrire et développer son projet
car les définitions de l’art sont
mouvantes. Imagine la richesse d'un cours de dessin qui aurait pris la
terminologie topologique afin de pouvoir décrire ce qui se passe sur la
feuille.
Comment peut on évoquer ces symétries, ruptures de symétries, ces passages du
continu à l'unicité, ces transformations scalaires, ces homologies, boucles,
propriétés et nature d'espace etc.
Un espace tramé n'est pas un espace de dégradé.
L'espace des nombres réels est il aussi continu qu'en dégradé polychrome
dessiné à la main ? Jean Paul
Delahaye nous met sur la voie avec un délicieux article que j'ai égaré sur la
thermodynamique des courbes.
Pour
Ainsi on créé des moyens de description que le dessin n’a pas su développer.
L’avance du corpus topologique peut-elle aider le dessinateur et son
spectateur.
Francastel (Art et société) évoquait l'idée d'une fresque géométrique disparue
de Versailles dont on a une description littéraire mais que l'on ne saura
jamais refaire car cette description est trop floue. Que serait-il advenu de
cette description si elle avait été dotée d'une terminologie évoluée ?
Le dessin tout simplement peut apporter aux mathématiques des objets qui n'ont
pas été encore décrit. Nous avons le pont aux ânes de la spirale logarithmique
pour expliquer la morphologie des coquillages mais quant est-il de la texture
et des vers qui ont fabriqué leur abris dessus, quelle géométrie peut expliquer
la morphologie de leur production
calcaire ?
Ces questions nous forcent à imaginer de nouveaux outils descriptifs qui aient
un minimum de généralité.
Quel serait cet espace qui passe progressivement du continu au discret ?
Un ensemble de nombre qui irait progressivement de R vers N…
Quel serait cet espace qui passe progressivement du continu au discret ?
Un ensemble de nombre qui irait progressivement de R vers N…
Il serait bien sur plus délicat et plus intuitif de faire "un encombrement
crayonné"comme exemple.
Je ne connais pas de distribution numérique qui passe progressivement des
nombres réels aux entiers naturels.
A ce sujet l'un de mes amis affirmait récemment que la construction des réels
avec la suite de Cauchy est "artificielle".
C'est une fabrication intellectuelle selon son opinion.
La fonction dzêta avec ces merveilleuses volutes opère dans l'espace des
nombres imaginaires ou des quaternions à ce que je sache.
Cet espace tellement complet et complexe ne possède pas l'ambiguïté
structurelle de ce dessin.
Naturellement on y pressent la distribution des nombres premiers, mais
rien n'a été encore montré.
Un seul dessin peut proposer une autre vision.
(Je propose d'ailleurs de faire un glossaire des termes de géométrie, puis de
se l'approprier pour décrire des dessins existants d'artistes contemporains)
Si plus haut je citais ce réel inaccessible, le dessin permet aussi de
construire du réel comme un laboratoire des mondes possibles.
Il permet d'éprouver des réalités intellectuelles. C'est une écriture de
la pensée (begriftschrift).
On peut sous certaines conditions comme je viens de le montrer accéder à de
sérieuses abstractions.
Il s'agit bien moins d'illustrer que d'accéder à la dynamique d'un objet formé
dans un espace.
J'ai découvert cela en construisant au compas et à la règle les
diagrammes quasi pentagonaux de Penrose.
A partir d'un certaine quantité de décaèdre l'usage du compas diminuait
au profit des points d'alignement, la règle retrouvant à elle seule les symétrie.
On pouvait ainsi comprendre comment ce motif est la projection d'une forme totalement
symétrique dans la cinquième dimension géométrique. Comme expérience mystique
c'est formidable !
Cela permet de toucher l'inconcevable géométrie qui n'est
décrite que par l'algèbre.
L'idée d'accession aux mondes possibles est récurrente en dessin. Quand Leonard de Vinci déclare que le dessin
est "cosa mentale", il rappel cet aspect essentiel que le dessin est
la trace d'une idée. C'est une vision bien plus que son illustration, c'est le surgissement d'une
pensée. L'une de ses formes matérielles.
C'est ainsi qu'il ne faut pas craindre le chaos, et le désordre même en
mathématique.
Je mentionnerai Henri Poincaré qui n'avait pas l'habitude de développer
ses démonstrations et qui je crois l'avoir lu dans le livre de Jean Dieudonné
"Pour l'honneur de l'esprit humain" allait directement des prémisses
à la conclusion laissant ses interlocuteurs stupéfaits.
Le philosophe Paul Feyerabend (1924-1994) a développé une épistémologie
du chaos et du désordre. Il étend la connaissance à des disciplines qui font
"horreur" aux scientifiques.
Son objectif est de combattre ce qui confirme la toute puissance de la raison,
il cherche à réhabiliter, l'erreur, l'intuition, l'irrationnel et la magie
comme moyens d'accès possibles à la vérité.
La fréquentation d'animistes porte à penser de la nécessité de son
travail, car des sociétés fondées sur d'autres croyances ont su fonctionner
efficacement.
La limite se dessine au moment où l'on demandera au marabout de définir
l'emplacement pour installer une centrale nucléaire. (C'est un sujet qui a été
fréquemment exploité en science fiction)
Je comprends la démarche de Paul Feyerabend* dès lors que la raison a permis
d'organiser des génocides, que les sciences soviétiques et nazis ont été
opérationnelles malgré des présupposés faux (La théorie génétique de Lissensko,
les théories raciales de l'anthropologie Nazi (et oui c'en est une malgré
tout), la cosmologie d'Orbiger de la Terre Creuse)sans compter les mensonges
scientifiques quotidiens, OGM, nucléaire (encore récemment on peut être surpris
qu'au Tricastin tout aille bien, alors que 250 kg d'uranium ont disparus dans
la nature).
Ces petits exemples montrent combien la raison et ses protocoles ont de
si faibles garanties car derrière la raison se cachent les sophismes et les
acrobaties rhétoriques.
Comment les mathématiques qui sont un langages pourraient elles être indemnes
de ses propriétés ?
Finalement les mathématiques ne sont pas exemptes d'idéologies. Alors
qu'elles se sont organisées au XIXe siècle dans le rêve positiviste d'une
explication rationnel et mécaniste du monde, elles posaient délicatement les
questions qui feraient le XXe siècle, géométries non euclidiennes, théorie des
groupes, fonction non dérivables, catégories d'infinies, axiomatique et algèbre
propositionnelle.
Jean Dieudonné dans l'ouvrage cité plus haut évoque différents portraits de
mathématiciens pour montrer leur diversité anthropologique, il cite l'existence
d'un mathématicien allemand de génie (je ne m'en rappelle plus le nom) qui
convaincu par l'idéologie du IVe Reich a estimé qu'il était bon de participer à l'invasion de la Russie.
Il a définitivement soldé sa carrière à Stalingrad.
Comment un tel individu peut-il pratiquer la même activité que Georg Cantor ?
On pourrait faire ainsi un portrait assez chaotique des mathématiques,
mathématiciens et de leurs spécialisations.
N'est ce pas le début de Babel quant certain domaines mathématiques ne sont
compris que par cinq spécialistes qui développent leur propre langage et outils
de description.
La chaos est là, nous sommes trop inquiets pour l'admettre et qu'il
faille comprendre que s'est avec lui que nous devons travailler afin d'assurer
des îlots de raison validés par des intersubjectivités travaillant
efficacement.
Le chaos est là aussi pour nous assurer un monde plus vaste que nous même
garantissant un futur inattendu.
Je citerai le dernier chapitre « le futur comme perturbation » de 'L'archéologie du futur" de Frederic
Jameson, Edition Max Milo.
D'une certaine façon les mathématiques ont franchit "le mur de la
raison" dès lors que le projet de gestion et de prévision de l'intégration
qui fut l'outil essentiel des technologies du XIX e siècle fut dépassé par
d'autres mathématiques dont le souci n'était plus d'anticiper, de construire,
de modéliser. Après Augustin le Verrier s'aidant du calcul astronomique pour
découvrir Neptune, Cantor et les transfinis annonce les mathématiques de
Jacobi, celles de l'honneur de l'esprit humain, Henri Poincaré développant le
problème des trois corps annonce la théorie de la calculabilité d'un problème,
il apparaît le discours du discours, l'exégèse mathématique et le prodigieux
miroir réflexif.
Les mathématiques sont un logos, certes spécialisé, certes borné par des
protocoles logiques collectivement garantis mais un logos quand même, c'est à
dire une production de la pensée partagée par des humains avec une écriture.
Ces idées me confortent dans la conviction que le dessin, lieu de chaos partage
avec les mathématiques les notions d'espaces, de fonctions, d'infini, de
voisinage et finalement de topologie.
Mais plus encore logos intuitif il donne un accès immédiat à la pensée de son
auteur.
A Grothendieck dénonce le "milieu des mathématiciens" que pourrait-il
dire de l'art alors que cette discipline n'offre aucune "paroi sûre"
;
Où est l’art quant il devient le paysage des oukases sociétales et des
vérifications relatives ?
Une lecture en pointillés des éditoriaux de l'hebdomadaire Beaux Arts en est la meilleure illustration. (C’est un peu comme
Elle, mais pour l’art)
Chaque milieu emporte sa norme, qui se vérifie dans une difficile équation
entre la notoriété, la valeur d'échange et les caractéristiques fondamentales.
L'art n'est pas indemne de cette réalité.
Pour autant il y a toujours de l'art. Dans cette production massive,
internationale, multi scalaire et multiculturelle de ce mouvement global que
l'on nomme art contemporain,
il y a toujours des aventures intellectuelles et des horizons dévoilés. L'art
reste valide, l'art est toujours nécessaire. Mais parfois dans mes périodes de
grand doute,
Je crois que la création d'un beau théorème est un acte esthétique plus
ouvert et plus généreux car il échappera à l'enflure égotique dont souffre
l'art de ce siècle.
Le théorème est rapidement une créature autonome qui dans les intelligences
trouvera sa place et ses filiations, lui même producteur d'un nouvel horizon
mathématique.
J'ai parfois l'impression que ce que l'on peut faire nous appartient si peu
alors que nous sommes tellement immergés dans notre culture et notre langage.
Une proposition qui tient dans une ligne est dans ce cas bien plus élégante que
les bouffissures en papier glacé de diktats esthétiques de l'industrie du luxe.
Je suis un peu désolé que A.Grothendieck passe du temps à dénoncer les
reniements de ses étudiants. Il parait évident qu'une telle personnalité serait
à un moment ou à un autre confrontée à
sa communauté. Georg Cantor fut aussi une victime expiatoire sacrifiée sur
l'hôtel du conformisme et de l'incrédulité. Kurt Gödel s'est bien gardé de
publier ses conséquences métaphysiques de peur de démolir l’œuvre et le mythe
qu’il a si adroitement édifié. « Les
Démons de Gödel » Pierre Cassous Noguès.
Combien de singularités ont elles été gâchées par leur environnement
dans les histoires de nos disciplines ?
Même chez les esprits originaux on doit obéir. J'aurais souhaité une
explication anthropologique plutôt qu'un rappel de ceux qui choisirent le
reniement.
Je sais maintenant qui est Deligne, mais qu’importe le Who’s who des
mathématiciens français, je souhaite pouvoir appréhender de façon plus fine la
vision de Grothendieck, qu’importe que l’on soit renié, oublié. La posture du
rebelle a un coût, et l’on ne peut être surpris que cela serve à d’autres.
Récemment une critique bienveillante et sympathique m’informait que malgré la
profondeur de mes questions, personnes n’y comprenait rien et que cela ne
concernait pas le public. Je m’en doute un peu. J’étais heureux de l’entendre
une fois de plus et je ne suis pas surpris quand celui qui assure une promotion
correcte à son travail obtient une commande à Singapour et New York malgré
l’inexistence d’une base théorique de qualité.
C’est normal. Il n’y a pas de temps à perdre à le déplorer. Il est bien plus
intéressant de comprendre comment il emmène sa pensée.
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Dans Récoltes et Semailles, A. Grothendieck :
"Prenons par exemple la tache de démontrer un théorème qui reste
hypothétique
(À quoi, pour certains, semblerait se réduire le travail mathématique).
Je vois deux approches extrêmes pour s’y prendre. L’une est celle du
marteau
et du burin, quand le problème pose est vu comme une grosse noix, dure
et
lisse, dont il s’agit d’atteindre l’intérieur, la chair nourricière
protégée par la
coque. Le principe est simple : on pose le tranchant du burin contre la
coque,
et on tape fort. Au besoin, on recommence en plusieurs endroits
différents,
jusqu’`a ce que la coque se casse – et on est content. [...]
Je pourrais illustrer la deuxième approche, en gardant l’image de la
noix
qu’il s’agit d’ouvrir. La première parabole qui m’est venue `a l’esprit
tantôt,
c’est qu’on plonge la noix dans un liquide emollient, de l’eau simplement
pourquoi pas, de temps en temps on frotte pour qu’elle pénètre mieux,
pour
le reste on laisse faire le temps. La coque s’assouplit au fil des
semaines et
des mois – quand le temps est mur, une pression de la main suffit, la
coque
s’ouvre comme celle d’un avocat mur à point ! Ou encore, on laisse mûrir
la
noix sous le soleil et sous la pluie et peut-être aussi sous les gelées
de l’hiver.
Quand le temps est mur c’est une pousse délicate sortie de la
substantifique
chair qui aura perce la coque, comme en se jouant – ou pour mieux dire,
la
coque se sera ouverte d’elle-même, pour lui laisser passage. [...]
Le lecteur qui serait tant soit peu familier avec certains de mes
travaux
n’aura aucune difficulté à reconnaître lequel de ces deux modes
d’approche
est “le mien” . "
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Grothendieck décrit un travail d'atelier, on peut passer en force. Mais le plus
souvent les morphologies intéressantes viennent en douceur, comme une libre
disposition de l'esprit, non pas comme un effet de la volonté, mais
l'apparition de circonstances propices à
la pertinence. C'est probablement l'idée du démiurge, l'ombre de Gauss et
Picasso qui fait penser que ces choses apparaissent
en fonction de la volonté. Ce sont des mythes. Le travail et la fréquentation
permanente de son sujet, mais aussi son éloignement périodique le renforce, le
chemin se faisant à la mesure des circulations intimes de l'intelligence et du
regard.
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Concernant ta réponse sur l'art numérique, j'aimerais ajouter quelques
précisions. J'ai compris que tu n'es pas complètement enthousiaste ?
J'ai une table à dessin (depuis 5 ans, un vieux modèle maintenant).
Je ne l'ai pas beaucoup utilisée, j'ai fait quelques essais notamment
celui là pour sauvons la recherche
http://www.sauvonslarecherche.fr/IMG/jpg/sr5.jpg
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Si je le suis (enthousiaste) ; mais la démarche est complexe car il faut
pouvoir définir sa posture esthétique.
Par exemple pour faire des dessins avec un logiciel alors que l'on peut
les faire à la main.
On sait que sous certaines conditions le logiciel peut apporter de
nouveaux moyens.
Par exemple quand je vectorise une de mes peintures analogiques pour
créer un morphing sur une autre peinture analogique.
J'ai réellement besoin d'un outil numérique, car une peinture
intermédiaire faite à la main serait bien plus un troisième individu qu'un
mutant de synthèse. En l'occurrence c'est cette mutation de l'analyse
vectorielle d'un espace de points puis une bijection vers un autre espace
matriciel qui est intéressante.
C'est à mes yeux, semblable à la téléportation sur l'Enterprise de Star trek.
Je suis très favorable aux démarches de mes camarades mathématiciens en
art plastique mais je souhaite vous offrir les rudiments des analyses critiques
permettant de prendre une distance avec la création. C'est très utile car cela
permet de mieux y revenir débarrassé des naïvetés esthétiques qui invalideraient
les intuitions.
J'ai été invité à un colloque art / mathématique récemment où une fois encore les
formes surgissaient des intelligences mathématiques comme immanentes et n'ayant
de justification que leur "beauté incontestable", c'est un peu triste
d'utiliser tant d'intelligence pour des conclusions si faibles. (Pour la Science du Mois de Juillet
propose à ce sujet un article de JP Delahaye (que je respecte beaucoup) où l'on
voit deux artistes sculpteurs mathématiciens. Ils font des formes passionnantes
mais quid des questions contemporaines de la sculpture, questions de l'espace,
de la matière, du socle, de la mise en place, de la signification, du genre.
Toutes ses questions sont éludées par le discours mathématique. (Passionnant !)
C'est la difficulté d'être dans les zones intermédiaires, il est nécessaire
d'envisager plusieurs postures et la multiplicité des points de vues. Ainsi
l'esthétique de la complétude morphologique et de l'immanente beauté (Platon)
ne peut nourrir un regard esthétique contemporain.
En gros si l'on emploie une technique, c'est que cela est totalement justifié.
Surtout si elle est très apparente. Et que si l’on travail dans un domaine
intermédiaire, il faut être un généraliste de « bonne qualité ».
Il est souvent souhaitable de tenir à distance les
"trouvailles" des ingénieurs car elles sont souvent motivées par des
nécessités marketing.
Je vois dans mes cours, des étudiants qui arrivent avec des filtres en
guise de proposition esthétiques. Alors "Je roule dessus" avec
impatience et désinvolture. Souvent "ils sont humides" après. Ces
solutions ne relèvent en aucun cas d'une pensée élaborée. C’est ainsi que je
vide malencontreusement mon atelier avec de maladroites remarques sur les
abandons démagogiques de mes contemporains.
Rares sont ceux qui emploient les outils numériques pour ce qu'ils sont
ou peuvent être.
Nombreux ceux qui emploient ces outils sans une distance critique simplement
afin de faire une image plus impressionnante que la précédente. C'est pour cela qu'une mise à distance est très
utile.
Parfois le dessin à la main et une bonne photocopieuse peuvent faire
l'affaire. Collage et découpage !
L'art numérique est passionnant quant il met en jeu les genres et la procédure
:
Les genres, quant il joue sur les transitions modales de l'analogique au
digital, de la peinture à l'estampe... et la procédure, quand l'image est programmée.
Je t'invite à explorer un merveilleux outil créé par John Maeda et ses
étudiants du MIT
processing.org
il est au confluent des problématiques esthétiques et de la pensée procédurale.
Sigmar Polke a travaillé sur le rapport de la peinture et des impressions
numériques, François Morellet a fourni un œuvre ample nourrie d’un regard
mathématique ouvert et intelligent. Plus complexe et ouvert, bien moins
formaliste et illustratif que Escher. Leurs œuvres sont denses et évoluées.
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Les stylos ont beaucoup évolué : il est notamment maintenant possible de
grossir ou
d'affiner le trait suivant la force qui est posée dessus. Cette
technique m'a plue car je trouvais ici un lien sensible. J'ai l'impression
qu'il y a un "nouveau" type d'interaction sensible à explorer.
Bonne soirée,
Karim
*Annexe texte de Paul Feyerabend
(autrichien, 1924-1994)
L'hypothèse qu'il existe des règles
(des critères ?) de connaissance et d'action universellement valides et
contraignantes est un cas
particulier d'une croyance dont l'influence s'étend bien au-delà du champ des débats intellectuels. Cette
croyance (dont j'ai déjà donné
quelques exemples) peut se formuler de la manière suivante : il existe une bonne manière de vivre et le monde doit être organisé pour s'y conformer. C'est
cette croyance qui a donné leur
impulsion aux conquêtes musulmanes ;
elle a soutenu les croisés dans leurs batailles sanglantes ; elle a guidé les découvreurs de nouveaux continents
; elle a aiguisé la guillotine et elle fournit son carburant aux débats sans fin des défenseurs libertaires
et/ou marxistes de la Science, de la
Liberté et de la Dignité. Évidemment, chaque
mouvement donne à cette croyance un contenu particulier qui lui est
propre ; ce contenu change dès que des difficultés
surgissent et se pervertit dès que des avantages personnels ou de
groupes sont impliqués. Mais l'idée que ce contenu existe bel et bien, qu'il est universellement valide et qu'il justifie une attitude interventionniste a toujours joué et
joue encore un rôle important (comme
on l'a dit plus haut, cette croyance est même partagée par quelques critiques
de l'objectivisme et du réductionnisme).
On peut supposer que l'idée est une survivance d'époques où les affaires importantes étaient dirigées à partir d'un centre unique, un roi ou un dieu
jaloux, soutenant et conférant
autorité à une vision du monde unique. On peut supposer encore que la Raison et la Rationalité sont des pouvoirs de même
nature et qu'ils sont entourés d'une aura identique à celle dont jouirent les dieux, les rois, les tyrans et
leurs
lois sans pitié. Le contenu s'est évaporé ; l'aura reste et permet aux pouvoirs de
survivre.
L'absence de contenu constitue un avantage
fantastique qui permet à des groupes particuliers de s'autoproclamer « rationalistes », de prétendre que leurs
succès sont dus à la Raison et d'utiliser la force ainsi mobilisée pour supprimer des développements contraires à
leurs intérêts. Inutile de dire que la plupart de ces prétentions sont
fausses.
Adieu à la Raison (1987), trad. B. Jurdant,
Seuil, 1989.
Allez voir au-delà de
la raison
La science n'est pas sacro-sainte. Les restrictions qu'elle
impose (et
de telles restrictions sont nombreuses, bien qu'il ne soit pas facile d'en faire
la
liste) ne sont pas nécessaires pour avoir sur le monde des vues générales, cohérentes et adéquates. Il y a les
mythes,
les dogmes de la théologie, la métaphysique,
et de nombreux
autres moyens de construire une conception du monde.
Il est clair qu'un échange fructueux entre la science et de telles
conceptions non scientifiques du monde aura encore plus besoin d'anarchisme que la
science elle-même. Ainsi l'anarchisme n'est-il pas seulement une possibilité, mais une
nécessité,
à la fois pour le progrès interne de la science et pour le développement de
la culture en général. Et la Raison, pour finir, rejoint tous ces monstres abstraits —
l'Obligation, le Devoir, la Moralité, la Vérité —, et leurs prédécesseurs plus
concrets — les Dieux — qui ont jadis servi à intimider les hommes et à restreindre un
développement heureux et libre ; elle dépérit...
Contre la méthode.
Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance (1975),
trad. B. Jurdant
et A. Schlumberger, Seuil', 1979.